Retour aux articles

Refus d’accès à une voie ferrée : condamnation de la société nationale des chemins de fer lituanienne sur le terrain de l’abus de position dominante

Affaires - Droit économique
24/12/2020
La nécessité de protéger l’incitation des entreprises à investir dans la réalisation d’infrastructures essentielles doit être protégée par un seuil plus élevé d’exigences permettant de démontrer le caractère abusif du comportement. Cependant, cette exigence ne saurait subsister lorsqu’il existe déjà une obligation légale de fourniture des infrastructures en cause.
Dans un arrêt du 18 novembre 2020, le Tribunal de l’Union européenne confirme la décision de la Commission ayant condamné la société nationale des chemins de fer Lituanie pour abus de position dominante. Ce faisant, il rejette l’application de la théorie du refus d’accès à des infrastructures essentielles avancée par la requérante.

L’affaire concernait Lietuvos geležinkeliai AB (LG), la société nationale des chemins de fer de Lituanie, entreprise publique dont l’actionnaire unique est l’État lituanien. En tant qu’entreprise verticalement intégrée, LG est à la fois gestionnaire des infrastructures ferroviaires, dont la propriété demeure celle de l’État lituanien, et fournisseur de prestations de services de transport ferroviaire, de fret et de voyageurs en Lituanie.

À la suite d’un différend commercial entre LG et Orlen (une entreprise de raffinage pétrolier qui transportait une grande partie de ses produits pétroliers raffinés par voie ferroviaire entre la Lituanie et la Lettonie), cette dernière a décidé de recourir aux services d’un autre exploitant ferroviaire pour acheminer ses produits en utilisant un autre itinéraire (plus court) vers la Lettonie.

Peu après la résiliation de son accord avec Orlen, LG s’est prévalue d’une déformation de quelques dizaines de mètres de la voie ferrée empruntée par l’itinéraire court pour suspendre puis démanteler cette voie ferrée sur un tronçon long de 19 km. Contrainte de poursuivre son activité, Orlen s’est vue obligée d’emprunter le seul itinéraire vers la Lettonie disponible, à savoir l’itinéraire long. Elle a alors saisi la Commission d’une plainte formelle pour abus de position dominante le 14 juillet 2010.

Considérant que LG avait eu recours à des méthodes autres que celles qui régissent une concurrence normale en supprimant la voie ferrée dans son intégralité, en toute hâte, et sans envisager son éventuelle reconstruction, et que cette pratique, contraire aux pratiques courantes du secteur, était susceptible de produire des effets anticoncurrentiels d’éviction, la Commission a estimé que LG avait abusé de sa position dominante et lui a infligé, à ce titre, une amende à hauteur de 27 873 000 euros[1]. LG a alors formé un recours devant le Tribunal de l’Union européenne.

Confirmation par le Tribunal du refus d’analyser le comportement visé à la lumière de la jurisprudence relative aux infrastructures essentielles

La requérante contestait la décision de condamnation pour abus de position dominante de la Commission prise sur le fondement de l’article 102 TFUE et plaidait en faveur de l’application de la jurisprudence de la théorie des facilités essentielles. En effet, les critères d’application de la théorie pour démontrer le caractère abusif du comportement sont plus stricts que pour démontrer un « simple » abus au titre de l’article 102 et la requérante estimait ne pas les remplir en l’espèce – ce qui lui permettait d’éviter toute sanction.

Importée de la célèbre affaire Terminal Railroad Association rendue par la Cour Suprême américaine en 1912[2], la jurisprudence relative aux infrastructures essentielles concerne, en substance, les circonstances dans lesquelles un refus de fourniture, de la part d’une entreprise en position dominante, par le biais, en particulier, de l’exercice d’un droit de propriété, est susceptible de constituer un abus de position dominante. Elle a ainsi notamment trait aux situations dans lesquelles le libre exercice d’un droit exclusif, qui sanctionne la réalisation d’un investissement ou d’une création, peut être limité dans l’intérêt d’une concurrence non faussée dans le marché intérieur[3] – limitation qui prend la forme d’une obligation de fourniture.

Le Tribunal rappelle que cette obligation de fourniture repose sur la réunion cumulative de trois circonstances exceptionnelles : (i) le refus est de nature à éliminer toute concurrence sur le marché de la part du demandeur du service ; (ii) le refus n’est pas objectivement justifié ; et le service en lui-même est indispensable à l’exercice de l’activité du demandeur[4]. Cependant, si la nécessité de protéger l’incitation des entreprises à investir dans la réalisation d’installations essentielles doit effectivement être protégée par un seuil plus élevé d’exigences, notamment pour lutter contre la paresse de ses concurrents[5], cette exigence ne saurait subsister lorsqu’existe déjà une obligation légale de fourniture des infrastructures en cause ou lorsque la position dominante que l’entreprise a acquise sur le marché découle d’un ancien monopole d’État.

Relevant les risques que présente la théorie des infrastructures essentielles[6], le Tribunal rejette l’analyse de la requérante par un examen rigoureux des circonstances de l’espèce.

En premier lieu, il relève que LG détenait une position dominante sur le marché qui découlait d’un monopole légal et n’avait en outre pas investi dans le réseau ferroviaire, construit et développé au moyen de fonds publics et qui appartenait à l’Etat lituanien.

En second lieu, il constate que LG ne disposait pas du libre exercice d’un droit exclusif de propriété, qui sanctionne la réalisation d’un investissement ou d’une création. En effet, LG était chargée, en tant que gestionnaire des infrastructures, tant en vertu du droit de l’Union que du droit national, d’accorder l’accès aux infrastructures ferroviaires publiques, ainsi que d’assurer le bon état technique de ces infrastructures, un trafic sûr et ininterrompu, et, en cas de perturbation du trafic, de prendre toutes mesures nécessaires pour rétablir la situation normale.

Aussi et sans même étudier les critères Bronner, il juge que le comportement de LG (suppression d’une voie ferrée) ne pouvait être analysé à la lumière du refus de fournir l’accès à une infrastructure essentielle, mais devait l’être comme un comportement de nature à faire obstacle à l’entrée sur le marché. En rendant l’accès à ce dernier plus difficile, il a nécessairement entraîné un effet d’éviction anticoncurrentiel.
 

La suppression de la voie ferrée constitue bien un abus de position dominante

Le Tribunal observe que la suppression de la totalité de la voie ferrée, alors que les défauts ne concernaient qu’une portion de 1,6 km sur les 19 km de la voie, avait été effectuée en toute hâte, et sans avoir obtenu les fonds nécessaires au préalable. Il en conclut que la Commission n’avait pas commis d’erreur d’appréciation en estimant que la suppression en cause était « extrêmement inhabituelle » au regard de la pratique dans le secteur.

En tout état de cause, le cadre légal environnant imposait aux gestionnaires d’infrastructures de garantir la sécurité du trafic, tout en minimisant les perturbations et en améliorant les performances du réseau.

Du fait de la position dominante qu’elle détenait sur le marché, LG était investie d’une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte à une concurrence effective et non faussée du marché, et aurait dû à ce titre mettre en place un plan échelonné de remise à niveau, aux fins d’éviter toute impossibilité de remise en service du réseau à court-terme. Et le Tribunal de rappeler à cet égard que lorsque l’existence d’une position dominante trouve son origine dans un monopole légal, cette circonstance doit être prise en considération dans le cadre de l’application de l’article 102 TFUE[7].

Enfin, l’utilisation du seul itinéraire restant, à savoir l’itinéraire long, comportait des risques plus élevés de conflits de sillons ferroviaires, ainsi qu’une incertitude des coûts entraînant une plus grande dépendance vis-à-vis de LG[8].

Exercice par le Tribunal de sa compétence de pleine juridiction en matière de fixation d’amendes

Le Tribunal estime que la sanction est proportionnée et adaptée en ce qu’elle offre le choix entre la reconstruction de la voie ferrée ou l'élimination des désavantages anticoncurrentiels sur les autres itinéraires possibles pour faire cesser l’infraction. Cependant, compte tenu du caractère limité de l’étendue géographique de l’infraction, le Tribunal a réduit l’amende de presque 30 % ; cette dernière s’élève désormais à 20 068 650 euros.

Par Audrey BILLECARD et Benjamin ROITMAN, en partenariat avec le Master 2 Droit européen des affaires et de la concurrence (Université Paris II Panthéon-Assas)

[1] Comm. UE, déc. n° C(2017 6544 final, 2 oct. 2017.
[2] Cour Suprême des Etats-Unis d’Amérique, United States v. Terminal Railroad Association, 224 US 383, 1912.
[5] V. not. L. Richer, Le droit à la paresse ? – « Essential facilities », version française : D. 1999, chron. p. 523, spéc. p. 524 ; Comm. UE, Orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article 82, 2009/C 45/02, § 75.
[6] V. pt. 90 de l’arrêt commenté.
[8] A. Ronzano, Infrastructure essentielle : le tribunal de l’union européenne confirme la décision de la commission européenne constatant un abus de position dominante par l’opérateur historique lituanien des chemins de fer, mais réduit amende infligée (lietuvos geležinkeliai), 18 nov. 2020, Concurrences N° 4-2020, Art. N° 97995.
Source : Actualités du droit